samedi 28 juillet 2018

épisode 114 : Une petite tranche de Soylent?

Un blog c'est un peu comme un cahier, avec des croquis, des idées griffonnées à droite ou gauche, et de temps à autre un bout de texte complet qu'on veut montrer. J'avais laissé en plan pas mal d'articles dans la section brouillon : des choses qui vont d'articles à demi écrits, à de simples idées, posées là, en me disant que j'écrirai l'article idoine plus tard. Bon, depuis 10 ans, les idées je les ai oubliées, mais il reste quelques petits bouts de textes. Du coup, je fais du cadavre exquis avec moi même... très conceptuel tout ça... Le début de ce qui suit a été écrit pour l'épisode 100. Et la suite est toute fraîche, sachant que je n'ai strictement aucune idée de la direction que je voulais emprunter...



La sueur coulait sur le front crasseux de l'homme. Jadis roux et courts, ses cheveux tombaient maintenant sur ses épaules, noyés dans la poussière et la saleté. Une barbe rousse et hirsute lui mangeait le visage, dissimulant à grand peine la cicatrice qui courait de son orbite gauche à son menton, fendant sa bouche en un rictus figé et presque ironique. Vestiges de son armure et de sa cape, ses hardes le mettaient au ban de la société dans chacune des villes qu'il avait traversées sur le trajet du retour. Seule son épée, dissimulée dans un fourreau rafistolé, gardait un peu de la superbe qui l'animait quand il avait quitté son foyer pour partir sur les routes, il y avait huit années de cela.
Il en avait tant vu en huit ans que plusieurs vies entières lui semblaient s'être écoulées. Mais il se rappelait vaguement, il avait quitté son pays... impossible de se souvenir d'un nom, d'ailleurs même le sien avait déserté sa mémoire depuis longtemps. La solitude, le dénuement, les épreuves qu'il avait traversées, les créatures horribles qu'il avait fuies ou vaincues... Tout ceci dans un seul but. Trouver le talisman de Xénon et le ramener pour pouvoir tuer le Maître. Trouver le talisman de Xénon et le ramener pour pouvoir tuer le Maître... Il n'avait plus en tête que ce leitmotiv. Et depuis que la lourde chaîne en bronze, soutenant le fameux talisman, mordait les chairs de son cou, sa rengaine ne le poussait plus seulement en avant, mais elle le maintenait en vie, effaçant sa fatigue, muselant sa faim, guidant ses pas sur le trajet de retour. Vers le dénouement de sa quête. Vers sa cité, et vers le palais du Maître.


Son entrée dans les faubourgs s'était quasiment faite sans encombre. La population semblait encore plus raser les murs que lorsqu'il était parti et les troupes du maître patrouillaient, toujours omniprésentes, mais la tradition de la garde de la porte sud était toujours au laxisme. Et un vagabond, sale, puant et l'air illuminé était rarement considéré comme une menace pour la sécurité de l'état. Ses pas l'avaient mené machinalement vers la Place aux Ours, et son tableau d'affichage public, véritable état des lieux de la vie dans la cité. Il avait failli ne pas reconnaître le lieu: les chênes millénaires sculptés qui donnaient son nom à la place n'ombrageaient plus les pavés irréguliers. Ils avaient cédé la place à un gibet où se balançaient doucement plusieurs cadavres, certains morts depuis plusieurs jours. Le panneau d'affichage, quant à lui n'avait pas bougé, mais présentait maintenant uniquement des tracts à la gloire du Maître ou des avis de recherche contre divers traîtres, terroristes, ou tout opposant au Maître. Toutefois la répression avait dû gagner en efficacité vu le nombre limité de primes. D'ailleurs, en soulevant un parchemin vantant l'honnêteté et la bonté de la justice du Maître, l'homme resta figé devant une représentation naïve d'un groupe de jeunes gens affublés d'une prime de 180 couronnes. Les affiches placardées au dessus avaient empêché l'illustration de complètement disparaître, mais le texte et notamment les noms avaient été effacés par le soleil.
La voix lancinante qui guidait ses pas depuis des années et la tension de la chaîne du talisman autour de son cou semblèrent soudain passer à l'arrière plan, tandis que l'homme sentit des larmes tracer des sillons dans la crasse recouvrant son visage. Ses quatre amis étaient morts depuis longtemps, tombés les uns après les autres, les revoir ainsi, même sous un trait si grossier l'avait bouleversé. Et là, au centre de l'illustration, cheveux roux et visage étrangement juvénile, c'était lui, à côté de Myra! Myra... Il ne retrouvait pas les noms des autres, mais comment avait-il pu oublier celui de Myra? De vagues sensations, des images de joie passée lui revinrent. Les détails et le reste de son passé continuaient pourtant à lui échapper, occultés par sa rengaine incessante, maintenant renforcée par un renouveau de haine envers le maître. Un coup de hampe dans les côtes le fit sortir de ses pensées en sursaut.

*

La patrouille n'avait apparemment personne d'autre à ennuyer, et passer à tabac un vagabond changeait agréablement de la monotonie de ces derniers jours: depuis la pendaison de toute la famille Griewald, les faubourgs étaient bien trop calmes. Même à la sortie des tavernes on ne trouvait plus le moindre ivrogne à ramasser... Et les échoppes ambulantes qui ne manquaient jamais une pendaison pour vendre à la foule des amulettes, des saucisses, ou des élixirs de fertilité avaient cette fois ci passé leur tour. C'est vrai que les quatre filles Griewald, la plus jeune avait cinq ou six ans, se tortillant au bout de leurs cordes avaient plutôt bien calmé la foule. Ça facilitait les rondes, il fallait bien l'admettre, mais une fois passés les trois premiers jours de calme, qu'est ce qu'on s'ennuyait! Ce misérable loqueteux qui dormait debout face au panneau d'affichage allait permettre aux chanceux de la patrouille du soir de se dégourdir un peu. De toutes façons, le couvre-feu qui avait commencé depuis plus d'un quart d'heure n'avait laissé personne d'autre dehors dans tout le quartier.
Un bon coup dans les côtes avait fait sursauter le vagabond qui se retourna vers la patrouille. L'odeur de crasse qu'il dégageait se détachait à peine de celle des filles Griewald, mais son visage défiguré laissa les quatre hommes sans voix pendant quelques secondes. Ça, pour sûr, c'était pas un des clochards habituels... Et puis il avait  quelque chose dans son regard...

*

Des hommes du Maître! Qui le dérangeaient alors qu'il venait de se souvenir de Myra! Ces hommes avaient tué celle qu'il avait aimé, et il venait l'arrêter, le tuer, l'empêcher d'aller tuer le Maître! L'homme profita de la seconde d'étonnement des sbires du Maître pour dégainer son épée. L'acier gravé de fines runes étincela comme au jour où il était sorti de la forge des mains du maître forgeron. Le temps sembla comme suspendu lorsque la lame sortit sans un bruit du fourreau puis virevolta selon deux arcs de cercle, nets et précis, tranchant profondément dans les chairs des quatre soldats. Et de fait, si près du Maître, le talisman de Xénon avait vraiment suspendu la course du temps, s'accordant aux mouvements de son porteur pour éliminer les obstacles sur sa route. Les quatre soldats s'effondrèrent sans un cri, déjà oubliés, et l'homme se tourna vers la forme sombre dominant la cité, sa résolution plus forte que jamais.
Le palais du Maître. Il y a huit ans, le palais ne dormait jamais et brillait de mille torches, à toute heure du jour et de la nuit. Là, sa masse titanesque se découpait telle l'ombre noire d'une sinistre montagne sur le ciel grisâtre, auréolée des volutes de fumée sale montant de la cité, miasmes putrides cachant les étoiles aux rares n'ayant pas fui le couvre-feu. L'homme se demanda fugitivement si la foule des domestiques, invités, gardes... qui vivaient autrefois au palais avait aussi déserté ses immenses couloirs au début du couvre-feu. Mais peu lui importait, il était sûr que la galerie qu'il avait utilisée il y a huit ans de cela était toujours abandonnée et inconnue de tous.
Adossée au gigantesque mur d'enceinte du palais, Les Plaisirs Célestes, taverne, maison de jeu et de plaisirs, véritable institution, n'avait pas changé. Si ce n'est que portes et volets étaient clos depuis le début du couvre-feu, mais l'établissement semblait toujours aussi fréquenté vu les minces rais de lumières qui découpaient la nuit aux bords des volets, les bruits de conversation qui fuitaient du rez de chaussée ou les gémissements étouffés des niveaux supérieurs. L'homme se faufila rapidement dans la cour de l'établissement, dont le mur du fond, en blocs de calcaire grossier, semblait se perdre dans le ciel nocturne à une hauteur incommensurable. Il eut un peu de mal à repérer les bons blocs de roche; il n'avait jamais pris le passage dans ce sens et le mécanisme d'ouverture l'aurait fait pester si sa litanie ne dominait pas ses pensées.


La torche volée dans l'arrière-cour des Plaisirs Célestes lui fournirait bien assez de lumière pour parvenir au terme de son périple. Le talisman semblait pulser sur sa poitrine tandis qu'il progressait dans la longue galerie qui s'élevait vers le coeur du domaine du Maître. Il devenait alternativement chaud ou froid tandis que l'homme franchissait les sphères de protection magiques tissées par le tyran tant honnis. Entièrement focalisé sur son objectif qui ne lui avait jamais semblé si proche, l'homme ne remarqua pas l'état du passage qu'il empruntait. Il y a huit années de cela, sa fuite avait été rapide mais il devait prendre garde aux blocs de roche détachés des parois et aux fissures entaillant les dalles grossières sous ses pieds. Cette fois-ci, sa progression se faisait sans encombre, plus d'anfractuosité ni de bloc à demi disjoint pour entraver ses pas.
Il lui fallut plusieurs dizaines de minutes pendant lesquelles la galerie changea plusieurs fois de direction et d'inclinaison avant de se retrouver au bout, devant la paroi de roche pivotante qui ouvrait dans les appartements privés du Maître. Il prit quelques minutes pour rassembler ses esprits. Il était sur le point de finir sa quête, d'accomplir ce qu'était devenue sa vie et il se devait d'honorer ainsi la mémoire de ses compagnons d'armes, la mémoire de Myra! Il avait tant attendu, ne rêvait plus que de cet instant où sa lame mettrait enfin un terme à la tyrannie du monstre qui se faisait pompeusement appeler Maître. Il n'était pas à quelques instants près, surtout quand se ruer en avant sans réfléchir pouvait signer sa perte, et ainsi la mainmise éternelle du Maître sur le pays.
Comme inspiré par le talisman de Xénon, il retira la lourde chaîne en bronze de son cou. Brandissant la relique dans l'éclat de sa torche, il contempla l'étrange forme de bronze torturée, les éclats de cristal sertis renvoyaient les flammes dans un kaléidoscope de couleurs changeantes. Le talisman lui fit ressentir comme un écho du malaise qui l'avait saisi quand son regard s'était posé pour la première fois sur cette forme indéfinissable. Il avait senti confusément que l'humanité n'était pour rien dans sa création. Depuis qu'il le portait autour de son cou, l'homme avait appris à oublier l'étrange malaise teinté de dégoût qui émanait de l'objet antique. Si proche de la magie du Maître, le talisman reflétait des couleurs qu'aucun humain vivant ne pouvait appréhender et vibrait, l'homme n'aurait su dire si c'était de haine, d'impatience ou d'excitation malsaine. Toute autre personne n'aurait pu le toucher sans défaillir. Mais l'homme savait que cet étrange compagnon qui guidait ses pas était son seul espoir de vaincre. Mu par la certitude de ce qu'il devait faire, il roula la lourde chaîne autour de sa main et de son poignet droit, et dégaina son épée, la seule relique de son passé que les épreuves lui avait laissée. Quand le cuir tanné de la garde entra en contact avec le bronze antédiluvien, il sut qu'il était prêt. Il fit pression du pied sur la dalle gravée par l'ancien peuple bâtisseur de la forteresse, poussa le mur dont les plusieurs tonnes pivotèrent sans effort et entra.


De très nombreux candélabres ornés des arabesques tarabiscotées chères au Maître diffusaient une lumière chaude mais aveuglante après plusieurs dizaines de minutes dans la pénombre de la galerie. La grande silhouette du Maître, drapé dans une épaisse cape de fourrure se tourne alors vers l'homme, alerté par le bruit de ses bottes rapiécées sur le marbre poli.
"Je t'attendais!" Un petit sourire éclaire le visage buriné du mage le plus puissant du pays. "Viens, je t'en prie" ajoute-t-il, désignant d'un ample geste la table dressée au fond de la pièce, ployant sous les victuailles. "Tu dois avoir faim."
L'homme avait l'épée à demi levée, prête à frapper. Mais il se fige, tentant de comprendre la situation. Il a maintes fois rêvé de cette confrontation, mais jamais elle n'avait pris cette tournure. Le sourire du Maître est sincère, le bretteur ne détecte aucun bruit précédant une attaque armée depuis l'extérieur de la pièce, et le talisman, s'il palpite violemment à la proximité de sa proie, n'indique aucun emploi de magie par le Maître. Que se passe-t-il? Le tyran semble content de le voir, lui dont le seul but est de l'abattre sans autre forme de procès !
Le poignet comme tiré en avant par son compagnon de ces dernières années, animé mécaniquement par sa litanie, il se reprend, étouffe les flashs qui viennent de lui apparaître et se rue en avant, l'épée haute.
Le regard du Maître change en un éclair, déception et tristesse remplacent... de l'affection? La relique au poignet de l'homme déborde d'une convoitise malsaine, comme affamée, non par le banquet mais par la puissance magique qui irradie subitement du Maître. Une fois encore le temps se suspend, et le bretteur peut tout à loisir observer le visage de son adversaire, continuant d'afficher ses sentiments. La tristesse a cédé devant la résignation quand le mage a rassemblé ses pouvoirs. Puis immédiatement, c'est la peur et la stupeur !

*

Sa magie à peine dirigée vers son assaillant, elle semble lui échapper, happée dans l'artefact que Gerdrik porte au poignet. C'est impossible! Le Maître puisse dans ses ressources, quasi infinies, ici au point central de son palais, un accumulateur magique construit par les Anciens. Il ne lui faut qu'une fraction de seconde pour s'apercevoir de son erreur : au lieu de neutraliser Gerdrik, même ainsi décuplée, toute sa puissance, sûrement visible par le plus faible mage à cinquante lieues à la ronde, est bloquée par l'artefact à son poignet. Tel un trou noir affamé et malveillant, l'objet étrange aspire sa magie. Le Maître n'avait jamais été confronté à une telle force, à une telle volonté exhalant l'horreur à l'état pur. Plus il augmente sa puissance, plus l'objet semble dévorer son pouvoir.
Tout ceci n'a duré que quelques fractions de secondes, quand il lui semble canaliser sa puissance depuis des heures. Et Gerdrik qui continue à avancer vers lui, son visage jadis poupon et rieur, maintenant déformé par la haine et l'horrible cicatrice qui le défigure. Il va perdre! Cette étrange magie au poignet de Gerdrik consume la sienne, lui qui regrettait presque de n'avoir aucun autre mage à son niveau. Mais cela ne peut pas finir ainsi, surtout que le regard hanté de Gerdrik lui a montré, outre sa détermination, que la haine a submergé ses souvenirs. Cela ne peut pas finir le jour où il l'a enfin retrouvé !

*

Les vagues d'énergie projetées par le Maître sont sans effet : qu'elles aient l'air destinées à attaquer l'homme, à simplement le ralentir ou à protéger le mage, elles disparaissent toutes, gerbes de lumières aspirées irrésistiblement au coeur obscur du Talisman de Xénon. Ledit Talisman tremble d'une joie morbide, ondulant sous la puissance magique, brillant de convoitise. La peur se lit dans le regard du tyran, et l'homme profite de sa vitesse décuplée par la relique pour savourer cet instant tant attendu. Puis vient le moment d'en finir! D'en finir enfin avec cette quête de vengeance, d'en finir avec ce leitmotiv qui l'accompagne semble-t-il depuis des éons. De pouvoir enfin pleurer ses compagnons, au calme, loin de la fureur qu'est devenue sa vie. L'épée s'abat, éclair d'acier qui tranche sans effort les ultimes protections magiques du Maître, avant d'entamer sa chair et les os de son épaules.
Le Maître s'effondre alors, vaincu, lui qui était le plus terrifiant mage du continent, il se retrouve ramené brutalement à sa condition de vieillard.
Un crissement métallique s'échappe du Talisman tel un rire malfaisant, mais l'homme est entièrement concentré sur son adversaire. Il relève sa lame, les entrelacs runiques dégoulinants du sang du Maître, prend du recul pour asséner un second coup, mieux ajusté, pour achever le mage.
"Mon fils". La voix du blessée n'est plus qu'un souffle, affaiblie par la douleur, mais elle atteint le bretteur avec une précision mathématique.
Le voile recouvrant les souvenirs de l'homme se déchire alors, tandis que le sol se dérobe sous ses pieds. Assailli d'images de son passé, il tombe à genou dans le tintement métallique de son épée qu'il n'a pas conscience d'avoir lâchée.
"Père ?"

4 commentaires:

  1. Si quelqu'un réussit à me dire où on passe du début de 2011 à la suite de 2018, non seulement ça m'intéresse, mais en plus j'offre au choix un pot de cornichons, ou un booster Magic ( JE choisis l'édition).

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  2. Je mettrai ma pièce sur le paragraphe qui commence par "Des hommes du Maître! Qui le dérangeaient alors qu'il venait de se souvenir de Myra!"

    Pourquoi ? La métaphore qui suit dans ce paragraphe évoque le retour après 8 ans...
    Argument supplémentaire, je dirai également moins de description et plus d'action, ce qui change en une dizaine d'année et montre bien que tu es moins passif désormais ^^
    (si j'ai tort, je viens bien t'offrir ce booster de mon choix ;-))

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    1. Merci bien d'avoir joué, ne choisis pas une édition pourrie (J'ai un faible pour les classiques... 😇 )
      bon, en effet, ce n'est pas le bon passage, mais je vais le relire avec tes arguments en tête, ça m'intrigue!!

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  3. C'était super! L'histoire était intrigante et le style d'écriture est magnifique. Je veux lire plus que tu n'écris (:

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